Teruo Ishii (né à Tokyo en 1924) est un des plus grands cinéastes du cinéma » d’exploitation » japonais. Il abandonne ses études universitaires pour devenir assistant-caméraman à la Toho où il aura l’occasion de travailler avec le grand Mikio Naruse qu’il cite encore aujourd’hui comme son maître. Il devient assistant-réalisateur en 1947 en passant à la Shin Toho récemment créée et réalise son premier film en 1957. Il filme des série consacrée à Super Giant (le superman japonais) et tourne de 1958 à 1961 une série d’histoires policières dont le dénominateur commun est de contenir le mot japonais Chitai ( » zone « , » frontière « , » ligne de démarcation « ) dans le titre. Il émigre ensuite à la Toei au bon moment : celui où la firme recherche des cinéastes pour diriger des films de yakuzas. C’est alors qu’il gagne ses galons en donnant la vedette à Ken Takakura dans PRISONNIERS D’ABASHIRI (1965), premier jalon d’une série les plus populaires de tous les temps au Japon. Ishii en tournera les neuf premiers épisodes jusqu’en 1968.
Il passe alors à l’Ero-Guro (genre » érotique-grotesque) avec ses œuvres les plus connues en Occident : FEMMES CRIMINELLES (1968) et L’ENFER DES TORTURES (1969). Vers le milieu des années 70, il réalise l’un des épisodes de la série des STREETFIGHTER avec Sonny Chiba et inaugure une série de films dédiés aux » bosokuzu » (gangs de motards). En 1979, il arrête sa carrière et revient en force en 1998 avec l’adaptation d’un manga d’avant-garde de Tsuge, NEJISHIKI. Il met en scène en 1999 un remake de L’ENFER, le chef-d’œuvre de Nobuo Nakagawa, en prenant comme trame la secte Aum. Il a tourné récemment en totale indépendance MOJU TAI ISSUNBOSHI (littéralement La Bête aveugle contre le nain) qui est un hommage revendiqué à Edogawa Rampo (anagramme japonais de Edgard Poe)…
– Pouvez-vous nous dire comment vous êtes devenu réalisateur ? J’ai vu que vous avez notamment été assistant réalisateur sur les films Okasan et Ginza Gesho de Mikio Naruse.
A mes débuts, on m’a proposé pour mon premier projet de faire une suite du film Okasan, mais j’y étais formellement opposé car je n’aurais jamais pu faire un film égalant ce chef d’œuvre. J’ai donc refusé, mais Mikio Naruse est venu me voir pour me dire qu’il me soutenait et m’encourageait à faire ce film bien que je sois vraiment contre ce projet. Heureusement pour moi le scénariste d’Okasan, qui devait également écrire le scénario de cette suite, a disparu et le projet est naturellement tombé à l’eau. Je pense que l’idée ne lui plaisait pas non plus et c’est pour cette raison qu’il a disparu (rire).
– Vos premiers films étaient la série des » Super Giant « , pouvez-vous nous parler un peu de cette série de films ?
Une fois que ce projet de suite d’Okasan est tombé à l’eau, j’ai soumis au studio plusieurs projets qui étaient un peu dans la même veine que Naruse. A l’époque, nous étions quatre nouveaux réalisateurs à avoir été choisis pour faire nos débuts et les trois autres étaient déjà en train de réaliser leur deuxième film alors que je n’avais même pas commencé le premier car tous les projets que je soumettais étaient refusés. Un jour, un des producteurs est venu me voir et m’a dit que tous les projets du même type que Naruse, que je pourrais proposer, ne marcheraient jamais et il m’a remis le script d’un film de boxe. Comme je n’avais jamais travaillé sur un film de boxe et que je n’en avais jamais vu non plus, je n’étais pas très enthousiaste. J’ai donc étudié le sujet et nous avons réalisé » Ring no oja: Eiko no sekai « . C’est juste après ce film qu’on est venu me trouver pour réaliser les » Super Giant « . Je n’étais pas très emballé non plus mais je n’avais pas le choix, j’ai donc fait ces films.
– Comment des films tels que » Femmes Criminelles » ou » Shogun Sadism « , qui sont encore incisifs aujourd’hui, ont été accueillis à l’époque ?
Au début, ce n’était pas censé être une série, mais le premier film ayant connu un succès commercial les autres films ont suivi. De fils en aiguilles, je me suis donc retrouvé à réaliser toute une série de Joys of Torture. C’est le producteur Okada Shigeru qui est maintenant Président de la Toei qui m’avait initialement proposé le projet. Pour moi cette série de films a également été l’opportunité d’explorer des thèmes qui me tenaient à cœur. Par exemple pour le premier film de la série, je me suis inspiré d’un roman écrit par Kikuchi Kan qui s’appelle » Tadanao Kyo Gyojoki » (On the Conduct of Lord Tadanao). Le roman raconte l’histoire d’un homme commettant des actes atroces pour savoir ce que sont vraiment les sentiments de colère ou de vengeance. Je me suis également inspiré d’un autre auteur qui s’appelle Akutagawa pour d’autres films de la série. Si j’en avais parlé à la Toei, ils n’auraient jamais accepté, c’était trop complexe pour eux. C’est ainsi qu’à travers cette série j’ai pu adapter des histoires qui me tenaient à cœur et travailler sur des thèmes qui m’intéressaient.
– Dans le 2e sketch du film » Orgies sadiques de l’ère Edo » (Genroku Onna Keizu) vous abordez le thème de la difformité tout comme plus tard vous le ferez également dans l’Effrayant docteur H ou encore dans » Blind beast vs the dwarf « , il semble que c’est un thème qui vous tient particulièrement à cœur ?
En fait, ce n’est pas tellement le thème de la difformité qui m’intéresse mais le fait que je m’inspire beaucoup des romans ou des nouvelles écrits par Edogawa Ranpo (anagramme Japonais pour Edgard Alan Poe) qui est un auteur que j’aime depuis que je suis petit. Je pense que tout le monde a déjà lu de l’Edogawa Ranpo et d’autres réalisateurs comme Shinya Tsukamoto s’en inspirent beaucoup. Finalement c’est son univers que j’adapte au cinéma et le thème de la difformité en fait parti. Dans l’effrayant docteur H par exemple je me suis servi entre autres de la nouvelle » La Chaise Humaine » d’Edogawa Ranpo.
– Tous les films de la série traitent invariablement des tortures infligées aux femmes à part dans Yakusa Keibatsushi : Reichi (Lynch) où les tortures sont infligées à des hommes, Pourquoi ?
Il n’y a aucune raison particulière, il y a certainement aussi des femmes qui sont sadiques (rire).
– En 1965, vous tournez » Abashiri Jail » qui va être un immense succès et propulser Ken Takakura au rang de Superstar. Vous attendiez-vous à un tel succès ?
Non, je ne pensais pas que le film marcherait si bien. D’ailleurs la Toei et notamment le service qui s’occupait des relations avec les exploitants était contre ce film. J’ai donc été obligé de faire un film dans des conditions budgétaires difficiles et de passer de la couleur au noir et blanc. Cet élément m’a encore plus encouragé à le faire et juste après le tournage Arashi Kanjuro, l’acteur qui joue le vieux repris de justice dans le film et qui était extrêmement connu à l’époque (un acteur chevronné qui avait joué depuis le muet) est venu me voir en me remerciant de l’avoir choisi pour ce rôle et en me disant que c’était le plus beau rôle qu’il n’avait jamais joué. Cela m’avait beaucoup surpris car il avait déjà tourné dans de très nombreux films et c’est à ce moment là que je me suis dit que finalement le film allait peut-être marcher. A cause du succès du film, j’ai dû réaliser neuf suites. Au bout de la neuvième, j’en avais assez et je suis donc parti à Kyoto pour réaliser les » Joys of Torture « . Mais la série ne s’est pas arrêtée là puisque les producteurs ont confié la réalisation de dix autres suites à d’autres réalisateurs.
– Donc, l’utilisation du noir et blanc pour le film était bel et bien une contrainte et non un choix ?
En effet, à l’époque c’était moins cher de faire du noir et blanc et la Toei me l’a imposé.
– Vous avez également réalisé une des suites de la célèbre série des » Streetfighter » avec Gyakushû! Satsujin ken (Street Fighter’s Revenge). Aviez-vous déjà vu les volets précédents avant de tourner le film ?
Non, je n’avais jamais vu de films de karaté ou de Sonny Chiba avant de réaliser le film. D’habitude, c’était plutôt les studios de Kyoto qui tournaient ce genre de film et puis je ne sais pas pourquoi, on est venu me voir alors que je travaillais dans les studios de Tokyo et on m’a proposé ce film. Je n’ai pas du tout apprécié la réalisation de ce film mais il a bien marché au box office, du coup j’ai été obligé d’en faire un second (The Executioner). Comme je n’avais pas envie que ça devienne une longue série comme les Abashiri Jails, j’ai fait n’importe quoi pour le deuxième film et on ne m’en a pas re-proposé (rire).
– Dans Blind’s Woman Curse (Kaidan nobori ryu), on peut y voir Meiko Kaji interprétant un des rôles principaux. A l’époque elle n’avait pas encore fait la série des » Joshuu Sasori » ou encore les » Shuriyaki Hime » qui allait la rendre culte. Quel souvenir gardez-vous de votre collaboration avec elle, son charisme était-il déjà si important ?
A ses débuts, Meiko Kaji travaillait pour la Nikkatsu et la grande star à l’époque c’était Yoshinagasa Yuri. Aussi, Meiko Kaji était plutôt au second plan quand je l’ai connue. C’était quelqu’un d’assez calme et discrète.
– Vous avez également tourné deux films de gangs motorisés avec les Bakuhatsu, comment s’est passé le casting sur ces films ?
Le personnage principal est interprété par Iwaki Koichi qui était à l’époque le chef d’une bande de Bokozoku de Yokohama. Le projet était de faire ce film autour de ce personnage qui n’était pas un acteur professionnel. La production avait également recruté plein de jeunes motards en plus de ceux qui accompagnaient Iwaki Koichi ce qui entraîna pas mal de conflits et bagarres entre les motards, c’était très dur à gérer (rire).
– De 1979 à 1991 vous avez arrêté de tourner, c’était par choix ou par obligation ?
C’est tout simplement que personne ne m’a proposé quelque chose durant cette période (rire).
– Comment avez vous abordé le remake de Jigoku ? Aviez-vous l’intention de vous démarquer du film de Nobuo Nakagawa ?
En réalité ça n’a rien à voir avec Nobuo Nakagawa dans le sens où je voulais réaliser ce projet depuis longtemps. Jigoku est inspiré au départ d’une œuvre qui s’appelle Ojo Yoshu, écrite par un moine qui décrit toutes sortes d’enfers comme par exemple l’enfer de la torture, l’enfer du feu … les différents univers d’enfer. Ce livre est vraiment terrifiant car l’auteur imagine des enfers sans fin, comme par exemple une personne brûlée vive qui une fois morte revivra éternellement encore et encore les mêmes souffrances. Je voulais donc faire ce film depuis longtemps et parallèlement j’ai tourné Neji-Shiki avec Asano Tadanobu. Après ce film j’avais le projet d’adapter un livre d’Asai Osamu qui s’appelle Ningen Shikaku toujours avec Asano Tadanobu mais la Toei a mis du temps à valider le projet, la situation s’est éternisée et j’ai laissé tomber. C’est à ce moment-là que j’ai repris le projet de » Jigoku » mais réaliser une adaptation de ce recueil qu’est l’œuvre originale Ojo Yoshu était trop complexe. C’est à cette époque qu’a eu lieu l’attentat au Sarin à Tokyo organisé par Shoko Asahara le gourou de la secte Aum. J’ai commencé à tourner peu après le début de son procès qui était très long et procédurier, d’ailleurs il continue toujours aujourd’hui, et j’étais très choqué en me disant que si ça se trouve le procès pouvait durer 10 ans et qu’Asahara allait mourir avant d’être condamné. C’est alors que j’ai eu l’idée de faire un film dans lequel les victimes n’obtiendraient jamais gain de cause. » Jigoku » décrit l’enfer d’Asahara Shoko.
– Récemment vous avez réalisé » The blind beast vs the dwarf » qui tout comme l’effrayant docteur H (Kyofu Kikei ningen) est tiré d’une histoire d’Edogawa Ranpo. L’histoire avait déjà été adaptée par Yasuzo Masumura en 1969 avec the blind beast (Môjuu). Avez-vous vu le film ? Et vous en êtes-vous inspiré sur certains points je pense notamment à l’introduction du film ?
Oui, j’ai vu le film de Masumura. The blind beast vs the dwarf raconte l’histoire de femmes qui sont enfermées et qui veulent s’enfuir. Dans le film de Masumura les décors étaient superbes et grandioses mais je trouvais que le scénario était pauvre et assez incompréhensible, j’ai donc fait un film avec des décors beaucoup plus sobres, beaucoup plus artisanaux. Par ailleurs je me suis inspiré encore une fois d’autres histoires d’Edogawa Ranpo, pas seulement de celle utilisée par Masamura. Maintenant à Tokyo, on passe souvent nos trois films ensemble, le film de Nagawaka, celui de Masamura et le mien et apparemment ça a pas mal de succès.
– Comment avez-vous persuadé Shinya Tsukamoto de jouer un des rôles principaux du film ?
J’ai rencontré Tsukamoto lors d’un débat organisé entre moi et lui à la suite d’une projection de Tetsuo. J’ai trouvé que c’était un film très intéressant et j’avais entendu dire de la part de l’assistant réalisateur de Tsukamoto que c’était un bon acteur. Tsukamoto est également un grand admirateur d’Edogawa Rampo, il a même réalisé une adaptation d’une de ses œuvres avec le film » Gemini « . Quand je lui ai proposé de jouer dans mon film, il a tout de suite accepté.
– Il y a également d’autres réalisateurs qui font une apparition dans le film comme Sion Sono par exemple, avez-vous vu son très controversé Jisatsu circle (Suicide Club) et qu’en pensez-vous ?
Non, je n’ai pas vu le film.
– Quels sont vos futurs projets ?
Il y a un projet qui me tient particulièrement à cœur: réaliser le film » Il était une fois au Japon « , un remake de » Once Upon a time in America » de Sergio Leone avec Takakura Ken dans le rôle principal. Après ce film je pourrais prendre ma retraite (rire).
Nous Remercions Teruo Ishii pour son amabilité et sa disponibilité.
Propos recueillis par Tavantzis Nicolas (Ryô Saeba) le 08 Septembre 2004.