[Hommage] Corey Yuen, un géant parti sans prévenir

Le 65ème anniversaire de la « classe Yuen », à savoir la plus fameuse promotion de l’Opéra de Pékin formée par le vénérable et stricte Yu Jim Yuen, d’où sont issues les « sept petites fortunes » (Jackie Chan, Sammo Hung, Yuen Biao, Yuen Wah, Corey Yuen, Yuen Tak et Yuen Wu) n’a finalement pas été qu’une joyeuse occasion. En effet, au détour d’un texte posté sur internet pour célébrer l’événement, Jackie Chan apprenait au monde entier le décès de Corey Yuen (Yuen Kwai), mort des suites du Covid en 2022, fait que la famille avait tenu à garder secret jusque-là. Depuis, le monde des arts martiaux, du cinéma et plus particulièrement celui des amateurs de bobines hongkongaises est en deuil. Retour sur le parcours d’un géant.


Corey Yuen, le diciple

Tous les gens ayant vu Painted Faces (Alex Law, 1988) savent combien la vie d’un jeune garçon est rude à l’Opéra de Pékin. Et c’est peu de le dire concernant les élèves de Yu Jim Yuen. La plupart du temps, une promotion est composée d’une quinzaine de disciples, voyageant de ville en ville pour y effectuer des représentations publiques. Par tradition, seuls les sept meilleurs d’entre eux sont amenés à être tous présents sur la scène au même moment. C’est ainsi que le titre de « sept petites fortunes » est apparu. Ces disciples d’ailleurs, par respect pour leur maître, doivent porter une partie de son prénom. C’est pour cette raison que Jackie Chan fut nommé Yuen Lu et Sammo Hung Chu Yuen Lung. Né sous le patronyme de Ying Gang-ming en décembre 1951 (ou février 1950, selon les sources), Corey Yeun est quant à lui rebaptisé Yuen Kwai et rejoint très tôt l’Opéra. Comme ses camarades, le rude apprentissage de son sifu porte ses fruits et le jeune disciple démontre des talents incontestables ce qui, à l’instar de ses autres camarades, l’amènera à officier en tant que figurant et cascadeur dans de nombreuses productions.

Ainsi, en 1968, il accompagne Sammo Hung pour donner la réplique martiale à la légendaire Cheng Pei-Pei (L’Hirondelle d’Or) dans The Jade Raksha (Ho Meng-Hua, 1968) ou The Swordmates (Cheung Ying, 1969) ainsi que dans d’autres bobines de la Shaw Brothers. En 1972, il est, avec Lam Ching-Ying, l’un des disciples nippons du maitre Hiroshi Suzuki (Riki Hashimoto), faisant face à Bruce Lee dans la Fureur de Vaincre (Lo Wei). Tout au long de sa carrière, Corey Yuen fera plus de 120 apparitions, plus ou moins brèves, au sein de métrages aujourd’hui devenus cultes, profitant de l’occasion pour analyser le travail des grands cinéastes le dirigeant sur le plateau (Chu Yuan, Cheng Kang, King Hu, Ng See Yuen, Joseph Kuo, John Woo…). Ces tournages sont aussi l’occasion d’assister, voire de collaborer avec les chorégraphes et directeurs d’actions travaillant sur ces productions, tel que son camarade et ainé Sammo Hung (entre autres sur Hapkido ou The Valiant Ones) ou de Yuen Woo Ping (Tough Guy, The Master of Kung Fu…) et Ching Siu Tung (Les 14 Amazones, The Rats…).


Corey Yuen, le chorégraphe

En 1973 et 1974, notre homme parvient même à intégrer l’équipe de direction de l’action de Duel of the Dragons et The Evil Snake Girl de Yu Chik Lim ; aux cotés de Yuen Shun Yi, Brandy Yuen et Yuen Bun. Dans la même période, il assiste Jackie Chan sur Little Tiger from Kwantung (Ngai-Hoi Fung). En 1977, C’est enfin lui le maître d’œuvre, bien qu’assisté par le non moins expérimenté Yuen Cheung-Yan (du Clan Yuen, les frères de Yuen Woo Ping) sur The Seven Grandmasters du taïwanais Jospeh Kuo. Corey Yuen parvient peu à peu à être considéré comme l’un des chorégraphes les plus en vue de l’industrie. Yuen Woo Ping lui fait même l’honneur de lui déléguer les combats de son Dance of the Drunk Mantis (1978). Remarqué par l’iconoclaste et nouveau venu Tsui Hark, il supervise l’action d’Histoire de Cannibales (1980) et participe, avec pleins d’autres, à mettre sur pied Zu, Les Guerriers de la Montagne Magique (1983). Jusqu’à la fin de sa carrière, Corey Yuen forgera l’action de métrages des plus importants, à l’image de sa collaboration avec John Woo pour Les Trois Royaumes (2008 et 2009), supervisant celle de mégaproductions telles que Rise of the Legend (Roy Chow Hin-Yeung, 2014). Sans exagération aucune, le cinéma d’action n’aurait pas été le même en l’absence de ce génie du combat.

Une rencontre est décisive : celle avec Ng See Yuen. À la tête de la Seasonal Film Corporation depuis 1975, ce dernier est un véritable découvreur de talents. C’est, par exemple, lui qui laissera à Tsui Hark et Yuen Woo Ping la chance de réaliser leurs premiers métrages, à savoir Butterfly Murders (1977) et Snake in the Eagle’s Shadow (1978), qui fera d’ailleurs exploser la carrière de Jackie Chan. En 1980, sur The Ring of Death, il offre la direction de l’action à Corey Yuen, lui attribuant un assistant, le jeune et prometteur Meng Hoi (tristement décédé en 2023) qui deviendra dès lors son binôme (les deux amis se brouilleront lors de la production d’Une Flic de Choc 2, en 1989, initialement réalisé par Meng Hoi mais, « récupéré », à la demande des producteurs peu satisfaits de son travail, par Corey Yuen). En 1982, Ng See Yuen offre enfin à ce dernier la possibilité de démontrer ses talents de cinéaste avec Ninja in the Dragon’s Den, castant pour l’occasion le jeune et fougueux japonais Hiroyuki Sanada. Le « Corey Yuen réalisateur » est né.


Corey Yuen, le réalisateur

Corey Yuen dirigera 26 films tout au long de sa carrière, sans pour autant refuser d’apparaitre de temps en temps devant la caméra et de chorégraphier les combats de films réalisés par d’autres. Néanmoins, dès Ninja in the Dragon’s Den, tout est déjà là et ce, grâce à l’expérience accumulée au cours de toutes ces années de travail acharné auprès des plus grands noms de l’industrie. Si l’on a pu de temps en temps mettre en doute ses compétences dans la direction d’acteurs (ce qui n’est pas notre cas, la qualité de certains films dépendant essentiellement du budget alloué et de l’environnement exécutif), son expertise dans la mise en scène de l’action ne fit jamais débat. Sens de la spatialisation, du cadrage impactant, du montage énergique, utilisation de tous les éléments d’un décor (avec une forte appétence pour les espaces confinés) et inventivité folle dans les mouvements effectués… Corey Yuen maîtrise son sujet.

Cet état de fait pousse Sammo Hung, producteur à la D&B et déjà enclin à propulser et former des personnages féminins forts (comme il a pu le faire avec Angela Mao), à proposer à son ami la réalisation d’un film mettant en scène des femmes dans une sorte de buddy movie d’action. Très occupé par la réalisation de Shanghai Express, ce dernier entend bien faire de Corey Yuen le maître d’œuvre de sa vision. Perplexe devant le fait de mettre en image de façon convaincante les combats de deux femmes rossant des hommes, Corey Yuen finit par relever le défi et donne naissance au cultissime Yes Madam ! en 1985, faisant par là même de la malaisienne Michelle Yeoh et de l’américaine Cynthia Rothrock des stars du box-office local (Sammo Hung avait d’ailleurs pensé à lui car, en plus de ses talents de chorégraphe, Yuen Kwai avait démontré, avec Hiroyuki Sanada, sa capacité à diriger un tournage au sein duquel on parlait plusieurs langues). Avec Yes Madam !, un des genres les plus emblématiques du cinéma hongkongais voit le jour : le Girls With Guns, dont Corey Yuen sera le fondateur mais aussi celui qui en forgera parmi les plus belles réussites (Righting Wrongs, She Shoot Straight, Women on the Run…).

Dans le même temps, le genre se prêtant davantage à prendre la forme de polars contemporains, Corey Yuen met au point un nouveau style d’action, mêlant habilement gunfight et kung-fu – mélange sur lequel beaucoup s’étaient cassé les doigts auparavant -: le Gun-fu, dont les superproductions hollywoodiennes type John Wick font encore un usage conséquent (Chad Stahelski n’a eu de cesse de répéter tout ce qu’il devait à Corey Yuen dans son appréhension de l’action. On a d’ailleurs souvent associé le terme Gun-fu à l’heroic bloodshed de John Woo. Pourtant, rien n’est moins vrai. Dans les métrages de Woo, les protagonistes utilisent certes des armes à feu, mais ne font que très rarement des arts martiaux). En 1988, Corey Yuen et Sammo Hung poursuivent leur collaboration, co-réalisant l’un des grands chefs d’œuvre de la période, Dragons Forever, réunissant pour l’occasion d’autres « enfants » de Yu Jim Yuen, à savoir Jackie Chan et Yuen Biao. Corey Yuen sera aussi celui qui donnera à Stephen Chow l’un de ses premiers succès en tant qu’acteur avec All For the Winner en 1990 (leur collaboration se poursuivra l’année suivante avec les deux Fist of Fury 1991). Mentionnons aussi le compagnonnage de Jeff Lau et plus particulièrement celui de David Lai, qui suivra notre homme jusqu’à la fin (soit sur DOA:Dead or Alive en 2006), donnant naissance à des bobines telles que The Top Bet (1991), Saviour of the Soul (1991), Mahjong Dragon (1997) ou encore Black Rose 2 (1997) et So Close (2002).

Autre collaboration des plus importantes : Jet Li. Brouillé avec Tsui Hark après les tournages difficiles d’Il Était Une fois en Chine 2 (1992) et Swordsman 2 (1992), englué dans des affaires complexes après le meurtre de son agent, la star chinoise trouve refuge auprès du producteur Wong Jing (ce dernier co-réalisera d’ailleurs le dernier film de Corey Yuen, Treasure Inn, en 2011) et entre ainsi dans l’orbite de Corey Yuen. Très vite, les deux hommes se trouvent des affinités et débutent leurs activités mutuelles avec La Légende de Fong Sai Yuk 1 et 2 (1993), poursuivant notamment avec The Defender (1994) ou encore My Father is a Hero (1995). De fil en aiguille, Corey Yuen devient le chorégraphe attitré de la star montante, qui l’amène dans ses bagages lors de ces aventures hollywoodiennes (ou européennes).


Corey Yuen, le voyageur

Les productions extra-chinoises de Corey Yuen ne sont pas nés avec Jet Li. En effet, dès 1986, Ng See Yuen fut le premier producteur hongkongais à mettre en œuvre un film réalisé – par Corey Yuen – aux États-Unis, Karaté Tiger, dans lequel Jean-Claude Van Damme faisait ses premiers pas (Karaté Tiger 2, sans JCVD, mais avec Cynthia Rothrock, sortira un an plus tard). Cependant, c’est avec Jet Li que notre homme se retrouve à travailler sur des productions américaines plus ambitieuses telles que L’Arme Fatale 4 (Richard Donner, 1998), Roméo Doit Mourir (Andrzej Bartkowiak, 2000) ou encore The One (James Wong, 2001). Comme le dira Jet Li : « J’ai travaillé avec Corey sur de nombreux films au cours des 10 dernières années. Cela dépend de l’histoire, de la façon dont on parvient à créer des séquences d’arts martiaux. Bien sûr, nous essayons de créer quelque chose de nouveau, et le public est très intelligent. Ils ont vu beaucoup de films d’action de Hong Kong, et au cours des dernières années, certains films d’action de Hong Kong sont devenus populaires aux États-Unis. Mais si nous ne créons pas quelque chose de nouveau, je pense qu’ils se lasseront vite ». Corey Yuen fera même un petit détour par la France, travaillant avec Jet Li sur Le Baiser Mortel du Dragon (Chris Nahon, 2001) et co-réalisant Le Transporteur en 2002 avec Louis Leterrier, les deux films se faisant sous la houlette de Luc Besson (il supervisera l’action du second Transporteur sans toutefois s’impliquer davantage). Notre homme participera à plusieurs productions américaines, le plus souvent des petites séries B sans prétentions, au sein desquelles le sens de l’action et du découpage se démarqueront indéniablement du tout-venant local.


Le but de ce portrait n’est pas de dresser un parcours exhaustif de la carrière monumentale de Corey Yuen mais de lui rendre hommage après l’annonce de sa disparition. Formé parmi les meilleurs, ayant participé d’une manière ou d’une autre à une flopée de films cultes (dont moins du dixième est mentionné au fil de ces quelques lignes), inventeur de genre (Girls With Guns), innovateur de style (Gun Fu), mentor ou compagnon des plus grands (Sammo Hung, Meng Hoi, Jet Li…), il restera à jamais une des étoiles les plus brillantes du cinéma d’action, dont le travail et l’héritage plane encore sur les productions actuelles.

Paul Gaussem

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Auteur : Paul Gaussem

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