MODERNIER LA TRADITION, AFFRONTER LA MONDIALISATION
LE CAS PILI (THUNDERBOLT FANTASY, DEMIGOD…)
Thunderbirds (Sylvia et Gerry Anderson, 1965) en Angleterre, Jim Henson et ses créations (Dark Crystal, Labyrinth, Muppets Show, Fraggles Rock) aux États-Unis et même Peter Jackson (The Feebles, 1989) en Nouvelle-Zélande… L’Occident a connu son lot de spectacle audiovisuels marionnettisés de très haute tenue, s’adressant parfois à un public adulte, bien que la tradition du « Guignol » induise un rapport instinctif entre marionnettes et petite enfance. Cependant, sous d’autres sphères géographiques, les marionnettes se battent, saignent et meurent dans des ballets martiaux virtuoses. C’est le cas à Taïwan avec le studio Pili qui allie depuis maintenant quarante ans wu xia pian (films de kung fu), marionnettes et SFX dans des productions au style unique avec un souci de qualité qui n’a jamais fait défaut. Des premières séries télévisées au blockbuster de cinéma, le parcours fut long et ardu pour Pili et, malgré plusieurs tentatives, le studio peine encore à s’imposer, voire à se faire connaître hors d’Asie. Gardien d’une tradition séculaire mais aussi familiale, fleuron économique national et instrument prometteur de soft power, Pili a la lourde tâche de tenir un équilibre difficile entre ces différents rôles et de diffuser ce qui n’est à la base qu’un art typiquement taïwanais dans le monde entier.
Dark Crystal (1982)
Un art ancestral
Les spectacles itinérants de marionnettes à gaine Budaixi ou potehi selon les idiomes (« en sac de toile ») font leur apparition au XVIIe siècle dans la province de Fujian, en Chine, avant de devenir un des éléments caractéristiques de la culture taïwanaise sous la dynastie Qing. Au fil du temps, le genre se codifie : les spectacles de marionnettes, à l’instar de l’opéra chinois, sont divisés en deux actes et les rôles classés en cinq catégories : Sheng (homme principal), Dan (type de personnage féminin), Jing (personnage avec un maquillage facial peint), Mo (personnage masculin d’âge moyen) et Chou (clown/bouffon). Les poupées doivent être de forme humaine, en bois pour la tête, le corps étant composé des tissus luxueux composant les tenues. Un seul acteur doit s’occuper d’interpréter les dialogues de la totalité des personnages. Pour finir, un orchestre doit accompagner la représentation.
Allant de village en village, les marionnettistes mettent en scène des histoires et légendes connues de tous (Le Serpent Blanc, Mulan…) en y incorporant de plus en plus de séquences martiales. Un peu plus tard, quelques « effets spéciaux » (rubans colorés, feux d’artifices) seront ajoutés pour la joie des petits comme des grands. Fondamentalement lié aux croyances locales, chaque représentation est inaugurée par des prières. Le budaixi est, jusqu’à ce jour, l’un des éléments les plus marquants et spécifique de la culture taïwanaise.
Spectacles budaixi traditionnels
C’est essentiellement pour cette raison que, de 1936 à 1945, l’occupant japonais interdit ce type de festivités. Cependant, afin de conserver un minimum de paix sociale, il consent à autoriser les troupes les plus fameuses si toutefois ces dernières acceptent de se produire en langue japonaise et d’habiller leurs marionnettes de kimono.
Parmi elles, celle du Huang Haidai, comptant parmi les plus célèbres marionnettistes du pays. Notre homme est une gloire nationale et fut même décoré d’un grand prix national en 2002, à l’aube de ses 102 ans. Né en 1901 dans la campagne taïwanaise, il rejoint la troupe de son père dès ses treize ans et fait preuve d’une grande dextérité concernant le maniement des poupées, sa spécialité étant les phases de combat. En effet, à cette époque, les spectacles s’appuient essentiellement sur les grands classiques chinois (Le Roi Singe, Les Trois Royaumes…), avec leur lot de sabreurs acrobates et de créatures légendaires.
Dans les années 60, le théâtre budaixi se modernise et centre ses histoires sur des trames issues du roman L’investiture des Dieux – de Xu Zhonglin, parmi d’autres rédacteurs difficilement identifiables – datant de la dynastie Ming (XVIe – XVIIe siècles) et reprenant des contes anciens dans lesquels s’opposent toujours des personnages aux pouvoirs magiques. De plus, à la même période, de nouveaux médias font leur apparition et se démocratisent peu à peu : cinéma, radio et télévision envahissent les foyers et les cœurs taïwanais, faisant inévitablement de l’ombre aux divertissements plus traditionnels tels que le budaixi. Hollywood domine le box-office et la culture populaire nipponne (chambara, animation, premiers kaiju eiga…), bien qu’interdite après la défaite, continue de se diffuser dans la population. Sentant le vent tourner, Huang Haidai initie une politique de modernisation et d’innovation qui deviendra la marque de fabrique de ses successeurs. Ainsi, en guise de réponse, le théâtre ambulant fondé par ce dernier se sédentarise et inaugure le style kim-kong hi, ajoutant des effets de lumières, mais aussi mécaniques et pyrotechniques, aux représentations.
En 1962 apparaît la première chaine de télévision taïwanaise. Pendant un moment, le budaixi est diffusé mais l’on se contente de filmer les spectacles à l’aide d’une caméra fixe. Face à ce phénomène et à la concurrence de plus en plus accrue des réalisations étrangères, Huang Haidai et son fils Huang Chung-hsiung redoublent d’efforts et de créativité pour maintenir vivant leur art, conscient que l’audiovisuel est la porte à franchir afin de rester compétitif.
Une histoire familiale
C’est en mars 1970, que, pour la première fois, Huang Chung-hsiung produit et propose un show TV de marionnettes intitulé Shi Yanwen, the Confucian Swordsman of Yunzhou, transformant ainsi l’art théâtral de son père en un divertissement télévisuel de haute tenue, ceci pour le compte de la Taiwan Televison Company. La série est un énorme succès et mute peu à peu en ce que l’on nommera les Pili Shows ou Pili Budaixi.
L’arrivée des nouvelles technologies durant les années 80 et 90 contribue encore à faire de ce qui n’étaient à la base que de simples spectacles de marionnettes de véritables productions cinématographiques modernes et ambitieuses. Au milieu des productions nipponnes (manga, anime, jeux vidéo) et des dramas coréens, Huang Ching-hsiung joue encore la carte de l’innovation tout en prenant soin de respecter les codes transmis par la tradition. Notre homme a une idée précise de la formule qu’il va imposer : l’accent est mis sur la beauté détaillée des marionnettes et de leurs tenues, l’écriture est complexifiée et élaborée en vue de renforcer l’identification du public. L’utilisation des effets spéciaux digitaux sublime les scènes martiales. Enfin, les canevas scénaristiques américains issus du comics et du cinéma, ainsi que ceux venus du Japon, sont associés à la tradition visuelle et narrative chinoise.
Huang Chung-hsiung lors du tournage de Shi Yanwen
À partir des années 80, les fils Huang, Qianghua et Wenze, alias Chris et Vincent, sont associés à la réalisation et la conceptualisation des productions familiales. Plus jeunes, inspirés par Hollywood et les wu xia pian hongkongais, les deux frères font encore évoluer le genre en y incorporant des techniques de montage plus nerveuses et en augmentant l’utilisation d’effets spéciaux (CGI) caractérisant définitivement le style « Pili ». (« Thunderbolt », « Tonnerre », cette onomatopée est souvent utilisée pour qualifier quelque de chose de choquant, de surprenant), dont la première série officielle sort en 1984. Le studio Pili est né.
Chaque série Pili est constituée de trente à soixante épisodes. Entre 1985 et 2018, le studio produit pas moins de soixante-dix shows TV, chaque série reprenant l’histoire de la précédente, créant pour l’occasion des milliers de personnages. Comme c’est souvent le cas dans les wu xia pian hongkongais, les trames sont assez complexes, multipliant les relations et les sous-intrigues, pouvant laisser le spectateur occidental non averti quelque peu confus devant cette profusion d’informations. Néanmoins, la maison Huang parvient au fil des séries à gagner davantage d’admirateurs ; jusqu’à devenir une société de production de premier plan au niveau local.
Pili Golden Light (1984)
Car Pili est avant tout une histoire de famille. Leurs studios et bureaux sont toujours situés à Huwei, la ville où la lignée Huang a toujours vécu (le siège social, pour des raisons évidentes, est aujourd’hui installé à Taipei). Il s’agit d’un espace de 9000 mètres carrés où a été creusée une tranchée de 5m de large et 5m de profondeur afin de fournir un espace aux marionnettistes pour faire se mouvoir les personnages sur les décors (un terrible incendie a d’ailleurs ravagé une bonne partie de l’installation et de la collection de marionnettes en 2010. Cette affaire avait très vite viré au drame national).
Chris Huang constatant les dégâts de l’incendie de septembre 2010
Succédant à son père, Chris Huang fait office de chef de tribu, n’étant pas seulement le patron mais aussi un maître marionnettiste de quatrième génération. Honoré par les fans avec un titre pouvant se traduire par « dix chariots de livres » symbolisant sa connaissance des textes chinois, il est aussi scénariste en chef et, bien souvent, réalisateur des productions maison.
Vincent Huang, associé et bras droit de son frère, est aussi un artiste vocal talentueux qui, fidèle à la tradition, interprète à lui seul les voix de milliers de personnages intervenant dans les séries Pili. Concernant l’enregistrement des voix, la piste vocale est enregistrée avant le tournage afin de donner au réalisateur et aux marionnettistes une vision de l’esprit et du jeu de chaque marionnette. Mentionnons encore Seika Huang et Liu Lihui, épouse de Chris, en charge du marketing; ainsi que leurs enfants respectifs occupant des rôles divers au sein de la compagnie, chacun apprenant de façon informelle les rouages du métier et les différentes phases de production. Bien que le processus de formation des nouvelles générations de marionnettistes diffère en fonction des aptitudes de chacun, il est habituel d’entendre dire qu’il faut sept ans de pratique pour se voir confier un rôle principal, trois ans pour obtenir un rôle secondaire et un an de formation pour obtenir des compétences de base. Pili n’est pas seulement un studio, ni une entreprise… c’est aussi une école.
Vincent et Chris Huang / Seika Huang au travail
Pili occupe une place à part au sein du paysage audiovisuel mondial pour une simple raison : la forme créative que le studio a développée est au carrefour de nombreuses techniques cinématographiques, une forme hybride et inédite quant à la façon de mettre en image une histoire, entre le live et l’animation. En effet, la comparaison entre le marionnettisme et l’animation n’est pas sans poser de problèmes. Manier et filmer des poupées, est-ce de l’animation ? Si l’on s’en tient à une définition simple stipulant qu’animer revient à donner vie à l’inanimé, alors il est tentant de répondre affirmativement. Cependant, si l’on considère que l’animation résulte essentiellement de la technique de l’image par image, du stop motion, ou bien du traitement numérique, alors ce n’est plus le cas. En effet, l’animation se matérialise par la faculté de décomposer le mouvement, ce qu’un marionnettiste ne fait pas, faisant mouvoir son personnage en temps réel, synchronisant ses mouvements pour donner une apparence de fluidité. Ceci démontre que la forme d’art consacrée par le studio se tient en dehors de toute définition. Elle se situe hors des sentiers battus et, oserait-on dire, hors du commun. Cet état de fait est ce qui a fait la force de Pili mais c’est aussi ce qui constitue l’une de ses principales faiblesses.
Filmer une marionnette, qui plus est inexpressive (à part quelques clignement de yeux et, rarement, de légers mouvements de bouche) pour rester fidèle à la tradition, n’est pas une mince affaire. Néanmoins, les marionnettistes et réalisateurs de Pili sont peu à peu parvenus à élaborer divers techniques donnant une âme à leurs personnages en complexifiant les palettes d’émotion dont est capable une poupée au visage figé. En jouant habilement entre les pauses des protagonistes et les mouvements et cadres de la caméra, filmer la tristesse, par exemple, revient souvent à cadrer le visage du personnage en gros plan et lui faire doucement tourner la tête vers le coté en lui faisait fermer les yeux tandis que la caméra pivote légèrement autour de lui en s’éloignant. L’effet est garanti. Autre exemple, des plans séparés filment en gros plan les pieds des marionnettes, qui n’en ont logiquement pas. Il s’agit en fait de mains engouffrées dans des chaussures puis coordonnées avec les mouvements globaux du personnage. Bien entendu, tout ceci nécessite un énorme travail préalable ainsi qu’un story-board méticuleusement préparé.
Les équipes Pili en plein tournage
Autre originalité des productions Pili : la violence, rarissime dans les films mettant en scène des marionnettes. Si certains artistes, à l’instar de Jim Henson, ont su réaliser des métrages matures tel que Dark Crystal, le niveau de violence des réalisations Pili est inédit. Ici, les poupées se battent, saignent et meurent. S’inspirant des techniques de câblage propres au cinéma d’arts martiaux hongkongais, les marionnettistes font de même avec leurs poupées tueuses, leur permettant ainsi de faire des bonds et des sauts de grande envergure et même parfois de voler et se battre dans les airs. Les CGI, incluant lasers et éclairs de toutes sortes et coloris, ainsi qu’un montage frénétique que ne renieraient pas un Ching Siu Tung ou un Yuen Woo Ping, renforcent cette âpreté et enrichissent fortement des scènes d’action déjà virtuoses. En effet, les connaissances et la technologie numérique étaient encore balbutiantes dans les années 80. Les combats mettaient avant tout en valeur les mouvements corporels et la vitesse des marionnettes. De manière accrue au fil des années 90, Pili a utilisé de façon plutôt convaincante les CGI afin de créer, par exemple, des faisceaux de sabres volants s’enfonçant dans les entrailles d’une victime plus éloignée ou encore des flammes et autres rayons fluorescents propulsés d’une main à la manière d’un kameha « dragonballien » (L’influence étant, nous le pensons, plus à chercher vers des films hongkongais tels que Buddah’s Palm ou Holy Flame of Martial Arts). Conséquence de ces coups brutaux et meurtriers, les poupées saignent de la bouche, du visage, voient leurs corps perforés, leurs membres sectionnés…on est loin du spectacle de Guignol et davantage dans un film de Chang Cheh.
Pour se faire, les équipes se doivent de concevoir trois poupées pour un même personnage et une même scène : une pour les scènes « pacifiques », une pour le combat et la dernière pour les passages sanglants. Le montage typique de ce genre de procédé pourrait se découper de la manière suivante : un plan moyen en contre plongée nous présente la cause de la blessure. Dans un second temps, un gros plan sur le visage du blessé le filme avec un début de saignement sur le coin de la bouche. Puis, un nouveau plan moyen laisse découvrir la trajectoire d’une lame traversant l’écran. Le gros plan suivant nous montrera alors l’arme touchant la victime, se mettant à saigner abondamment. S’ensuit alors une succession de gros et moyens plans faisant un va et vient entre le visage et la plaie du vaincu. Finalement, un gros plan zoom le cadrera titubant et dégoulinant de sang avant de s’effondrer sur le sol. En somme, du pur découpage analytique à la manière d’un Liu Chia Liang, sublimant les expressions des personnages et leurs réactions.
Le savoir-faire et l’originalité des productions Huang n’est de toute façon plus à démontrer. Maître incontesté de son art depuis les années 80, Pili a su perpétuer la tradition familiale tout en faisant sienne les possibilités qu’offraient le développement économique et technologique du pays. En quelques décennies, Pili est devenu l’une des entreprises qui comptent à Taiwan.
Une gloire nationale
Depuis leur première série officielle nommée Pili Golden Light en 1984, les frères Huang ont peu à peu bâti un véritable empire présent sur tous les médias et canaux possibles. Au fil des productions, le public, toujours plus nombreux, s’est fortement attaché aux personnages iconiques et récurrents de la saga dont chaque réapparition provoque la sortie de figurines, de produits dérivés et mettent en émoi les cosplayers.
Merchandising et produits dérivés Pili
Depuis les années 90, Pili a aussi investi le marché de la VHS et du DVD, déclinant leurs productions télévisuelles sous format physique et produisant des OAV uniquement destinés à la mise en rayon. En 1995, Pili fonde même sa propre chaîne satellite sur laquelle sont rediffusées les différentes séries produites depuis ses débuts. Aujourd’hui, Pili est également massivement présent sur internet, via la société EPILI Network, créée en 2000, gérant les différents sites webs, chaîne Youtube et compte Twitch suivis par des centaines de milliers d’abonnés. Financièrement, l’opération est intéressante, Pili International Multimedia Co Ltd, forte d’un capital de 150 millions de dollars taïwanais et de plus de deux cents employés, ne se contente plus produire de l’audiovisuel mais vend ses DVD, jeux vidéo, bandes dessinées, romans et autres produits de merchandising de façon continue et croissante. Acteur non négligeable du soft power local, il n’est pas rare de voir les membres du studio prendre part à des réunions auprès des grands décideurs politiques et économiques. Toutefois, si Pili s’est fortement implanté dans la culture et l’économie taïwanaise, il reste au frère Huang un chantier : conquérir le reste du monde. Mais pour cela aussi, Chris Huang a une recette.
Chris Huang, aux côtés de grands patrons taïwanais
Une stratégie mondiale
Chris Huang ne l’a jamais caché, il veut faire de Pili le « Disney asiatique ». S’il est en passe de s’installer durablement dans plusieurs pays du continent (Chine, Corée du Sud, Japon), il clame aussi haut et fort viser le marché américain, selon lui clef du succès international. Afin d’atteindre cet objectif, Pili a multiplié les partenariats avec l’étranger, parfois pour le meilleur et parfois pour le pire. Par exemple, le studio a travaillé avec Distant Horizon, une société de diffusion sud-africaine fortement implantée aux États-Unis. Celle-ci est parvenu, non sans mal, à établir des contrats de diffusion pour la série Pili Battle for the Throne (2001). Seulement, après l’achat, la série fut totalement remaniée, remontée et réécrite. Le score original fut remplacé par du hip-hop et le titre changé pour Wulin Warriors. Ce massacre fut diffusé en 2006 sur la chaine American Cartoon Network le temps de deux épisodes avant d’être simplement annulé du fait d’audiences trop faibles (les treize épisodes suivants seront toutefois diffusés sur Kids AOL). Parfois, les choses se déroulent mieux : la série Butterfly Lovers (2010), coproduite avec la firme chinoise Fanfan Inc., se porte à merveille et le marché chinois, plus proche géographiquement et culturellement, est en passe d’accueillir durablement les réalisations de la maison Huang (si, bien entendu, les aléas de la géopolitique internationale ne viennent pas tout démolir entretemps).
Pili Wulin Warriors (2001)
En 2016, le studio collabore avec des tenants de l’animation japonaise dans l’objectif de réaliser la série Thunderbolt Fantasy (visible en France sur la plateforme Crunchyroll). Chris Huang utilise cette fois une nouvelle stratégie : attirer les amateurs d’anime avec les marionnettes elles-mêmes. C’est l’arrivée du scénariste de génie Gen Urobuchi (Phantom, Fate/Zero, Kamen Rider Gaimu, Psycho-Pass, Bubble…), grand admirateur du travail des Huang, qui lance le départ de cette aventure en proposant un script, indépendant de la trame des séries Pili, au studio. Dans un entretien accordé au site Anitrendz en 2021, Liang-Hsung Huang, pilier des équipes techniques Pili et aujourd’hui président de la société, détaille l’événement : « le maître du manga et de l’anime japonais, Gen Urobuchi-sensei, est venu à Taïwan à l’occasion d’un festival pour participer à une séance de dédicaces de son livre « Fate/Zero ». Lors de l’événement, il est passé devant le stand Pili et a vu les marionnettes ainsi que des extraits de films pour la première fois. Il s’est exclamé qu’il n’aurait jamais imaginé que ce genre d’art traditionnel existait quelque part. Il était profondément ému et s’est mis à discuter avec nous sur la façon dont il pourrait présenter Pili au public japonais. Il a immédiatement acheté un ensemble de DVD et l’a ramené au Japon… Plus tard, il a commenté de façon élogieuse nos réalisations sur Twitter… de fil en aiguille, nous avons tous les deux exprimés notre vive envie de travailler ensemble »
Thunderbolt Fantasy (2016)
Une fois le scénario validé, la division du travail se négocie : les équipes japonaises auront en charge le design et le doublage et Pili le tournage et la post-production. Quant à la réalisation, elle sera laissée à Urobuchi, initiateur du projet et fin connaisseur des attentes du public nippon, pour qui la série était destinée. Minimisant fortement le recours à l’animation, Pili puise dans son savoir-faire traditionnel afin de présenter une performance de haute volée, limitant l’usage de CGI aux mouvements les plus difficiles à exécuter. Liang-Hsung Huang explique d’ailleurs ces choix : « En fait, bien que la série Thunderbolt Fantasy comporte de nombreux éléments d’anime, le tournage réel est plus proche de celui d’un drame réel. Il est nécessaire de « briser la barrière entre la 2D et la 3D » et de présenter les combats dans un environnement réaliste. Plus de 70% des scènes du drame ont été tournées dans des décors réels, tandis que les parties CGI ont été principalement utilisées pour mettre en évidence les effets de mouvements des personnages ». Les équipes japonaises, rompus au tokusatsu et au kaiju eiga, avec leur lot de maquettes et de monstres en costumes, mais ayant aussi connu les séries de marionnettes (par exemple, le cultissime Bomber X) ne se trouvèrent pas en terrain inconnu et les choses se passèrent officiellement pour le mieux. La série Thunderbolt Fantasy provoqua la parution de deux long-métrages : The Sword of Life and Death (2017), faisant la transition entre la première et la deuxième saison et Bewitching Melody of the West (2021), un spin-off narrant les origines de l’un des personnages principaux de la série. Cependant, nous ne nous attarderons pas sur ces deux films malgré leurs qualités et l’importante contribution du studio Pili car ce sont avant tout des productions de la firme japonaise Nitroplus et des réalisations de Gen Urobuchi.
Thunderbolt fantasy : Bewitching Melody of the West (2021)
Cependant, c’est bien la production de long-métrages destinés à une exploitation en salles qui va nous intéresser dès à présent et ce, pour deux raisons :
- Pili est en passe d’imposer ses séries dans une bonne partie du monde. Après les balbutiements américains et les réussites chinoises et japonaises, la série Pili Destiny:War of Dragons, remake « upgradé » de leur sixième production, est apparu sur les plateformes Netflix anglophones depuis juillet 2019 et semble remporter un succès non négligeable.
- Le cinéma et ses salles obscures, et donc la production de films long format, fait partie intégrante du plan de Chris Huang pour conquérir les publics occidentaux depuis le début du XXIe siècle.
Liang Hsung Huang, président actuel de la société Pili
Le premier long métrage produit par le studio, Legend of The Sacred Stone, paru en 2000, représente une étape cruciale des tentatives de diffusion à l’international. Cette première tentative véritablement cinématographique fut pour Pili l’occasion de se surpasser. Les designs des poupées furent repensés et davantage détaillés afin de remplir les exigences d’une diffusion sur grand écran. Les animations 3D furent aussi beaucoup plus élaborées et utilisées. La production de Legend of The Sacred Stone s’étala sur trois ans et couta 300 millions de dollars taïwanais (les dix-huit minutes se déroulant dans la vallée de l’enfer, remplie de lave, de magma en fusion et de flammes, coûtèrent à elles seules trente millions).
Legend of the Sacred Stone (2000)
Legend of The Sacred Stone est le chef d’œuvre du studio, l’apogée et la quintessence de son style. Tout y est. Des décors somptueux, qu’ils soient en studio (fortement inspirés par ceux des productions Shaw Brothers) ou en extérieur, des combats ahurissants dans la plus pure tradition des wu xia pian nerveux produits à Hong Kong dans les années 90. La générosité est de mise dans ce spin-off narrant les tribulations martiales de Su Huan-Jen, l’un des principaux personnages des séries Pili : les combattants volent dans les airs et multiplient les acrobaties, bondissent sur un pont suspendu au-dessus d’une rivière de lave en fusion, propulsent un bateau hors de l’eau à l’aide d’une force lumineuse, balancent des épées en faisant jaillir des éclairs. Le spectacle est total et inédit. Seul bémol, l’intrigue, surtout si l’on est étranger à l’univers de la saga, est plutôt complexe, voire confuse, et les références aux événements de la série sont trop récurrents pour le spectateur novice. Legend of the Sacred Stone semble destiné aux fans de Pili et ne facilite donc pas les chances de gagner un nouveau public. Néanmoins, le film est bel et bien époustouflant et cette seule qualité aurait pu occasionner sa diffusion en occident, comme le projet initial le prévoyait. Pour se faire, le studio avait collaboré avec des distributeurs américains et envoyé des trailers dans plusieurs festivals, dont celui de Cannes. Hélas, malgré l’intérêt et la surprise que le film suscita, aucun distributeur européen ne se risqua à une diffusion en salles, bien que le film fut en succès en Asie (Chine, Japon, Corée du sud).
The Arti : The Adenture Begins (2015)
Déterminé, Chris Huang n’a jamais abandonné ses envies de cinéma. Seulement, après les déceptions qu’ont auguré Legend of the Sacred Stone (le film est loin d’être un échec), ce dernier opte pour un changement radical de méthode, cherchant à présenter au monde son « hit à la Disney ». Ceci est chose faite avec The Arti : The Adventure Begins (2015). Avec ce nouveau métrage, Pili conserve ses fondamentaux (marionnettes, CGI, wu xia) mais les remanie totalement afin de proposer du neuf. Le récit est cette fois indépendant de la trame des séries et nettement plus orienté vers le très jeune public. La violence y est largement édulcorée, voire quasiment absente et les combats, moins présents, sont montés de manière bien plus classique. The Arti est aussi, et surtout, la première production Pili où le studio s’essaie à la motion capture et où les marionnettes sont réalisées en 3D. Le tournage dura neuf mois et la post-production trois ans pour un budget de 400 millions de dollars taïwanais. Sur les 1700 plans du film, plus de 90% incluent des effets d’animation 3D. Ceci permet à Chris Huang et ses équipes, dérogeant sans scrupule à la tradition, de faire se mouvoir les visages de plusieurs des protagonistes, dont le robot de bois Arti, dont les sourcils, les lèvres et les yeux bougent, renforçant l’expression des sentiments éprouvés et donc, l’empathie du public (certains personnages secondaires ne sont plus du tout des marionnettes mais de véritables images de synthèses jurant et détonant souvent de manière malaisante avec le reste de ce que l’on voit à l’écran). Autre grande nouveauté, les voix sont doublées en mandarin, confiées à divers acteurs et ne sont plus la prérogative de Vincent Huang uniquement. Ces quelques incartades sont le sacrilège de trop et le film déçoit les fans, accusant le studio de renier sa tradition et de se « pixariser ». Tournant le dos à son public de base, The Arti ne parvient pas non plus à séduire le public enfantin, pourtant friand des productions américaines du même genre, et est donc un échec commercial, occasionnant une perte de plus de 190 millions. Diffusé lors de plusieurs festivals (Taipei, Séoul, Bruxelles, Montréal), le film n’obtiendra pas de diffusion dans les salles européennes mais une simple édition DVD incluant des sous titres anglais (pour plus de détails sur le film en lui-même, lire l’excellente review écrite par mon collaborateur et ami Cherycok présente sur le site).
The Arti : The Adenture Begins (2015)
Les causes de cet échec sont analysées et digérées et en 2022, Pili tente à nouveau l’aventure du grand écran avec Demigod : The Legend Begins. Cette fois-ci, tout est mis en œuvre pour satisfaire les fans de la première heure tout en gagnant de nouveaux admirateurs. La formule est simple : premièrement, satisfaire la base en convoquant à nouveau Su Hua-Jen, personnage mythique de la saga Pili et déjà héros du film de 2000. Secondement, ne pas perdre les novices en chemin en réalisant une préquelle sur les origines de ce dernier, permettant aux nouveaux venus de ne pas se perdre dans les méandres d’une épopée débutée depuis quatre décennies. Finie aussi la 3D et les visages trop humanisés. Les marionnettes seront telles qu’elles l’ont toujours été, le degré de détail et de raffinement atteignant toutefois un niveau hallucinant. Les CGI, toujours bien présentes, sont utilisées à bon escient (essentiellement lors des séquences d’action) et sont diablement maîtrisées. En bref, Demigod est une véritable réussite visuelle, entreprise par un studio au sommet de son art, conscient de ses capacités et de ses limites. Moins fou, moins frénétique (et donc sûrement plus digeste) que Legend of the Sacred Stone mais davantage posé et contrôlé, Demigod s’adapte et se met au diapason des standards internationaux en terme de photographie, de scénario et de traitement de l’action. Si le film de 2000 était à l’image des wu xia pian indépendants du Hong Kong des années 90, Demigod est calqué sur les blockbusters actuels issus des studios de la Chine continentale (chacun choisira vers quel « format » va sa préférence)
Demigod : The Legend Begins (2022)
Le film est-il susceptible de convaincre le public occidental ? Visuellement, Les Huang ont réellement mis toutes les chances de leur côté. Coté scénario et narration, nous sommes peut-être encore trop proches d’un scénario de wu xia lambda, souvent confus et alambiqué, auquel la majorité des spectateurs non asiatiques ne sont pas habitués (et ce, même si la trame est beaucoup abordable que celle de Legend of the Sacred Stone). Si Demigod n’est, à notre humble avis, pas le meilleur film de la maison Pili, l’équilibre entre tradition et modernité et animation et live semble être atteint. Le métrage a d’ailleurs été plébiscité lors du festival de Taipei, mais aussi en Europe : à l’occasion du Neuchâtel International Film Festival, se déroulant en juillet 2022, Demigod a remporté le prix du public et fait forte impression. Une édition Blu-Ray-DVD est déjà prévue en France chez Spectrum Films et il est aussi question d’une sortie en salles dans les mois qui viennent.
Les frères Huang sont-ils en passe de réussir leur pari ?
Paul Gaussem